Raphaël PIERRES (Université Paris I Panthéon-Sorbonne)
« Pour une analyse comparatiste du problème de l’intériorité »
Nous partons du constat que les débats sur le caractère européen du sujet, très polarisés, semblent trop souvent réducteurs: il y a ou il n’y a pas de sujet hors de l’Occident, tout ou rien. Par contraste, mobiliser la notion d’intériorité permet d’introduire des nuances dans ces grandes oppositions. Nous désignons par intériorité un modèle de l’esprit comme espace intérieur, indissociable de pratiques historiquement et géographiquement situées. Or, il apparaît difficile de défendre l’idée qu’il n’y a rien de tel que l’intériorité au Japon, pas de pratiques intérieures, aucune présence du vocabulaire de l’intériorité dans les textes littéraires et théoriques 1.
Toutefois, il ne suffit pas de se contenter du repérage de ce trait commun: il s’agit au contraire pour nous de le prendre pour base d’un travail philosophique de comparaison et de problématisation. Un premier enjeu de ce travail comparatiste tient ainsi à la tentative théorique d’une historicisation, qui ne soit pas une relativisation, des structures: car les structures, une fois constituées, ont une résistance, et tendent à orienter vers des formes qui ne sont pas arbitraires. Par cette enquête comparatiste, il s’agit de mettre à jour les contraintes qui orientent tel ou tel tracé du partage entre intériorité et extériorité.
Un second enjeu engage la problématisation du motif-même de l’intériorité. D’un côté, prendre au mot cette image conduit à des contradictions logiques, difficiles à surmonter, qui engagent le statut épistémologique de l’introspection: il y a de solides raisons de penser que le modèle de l’intériorité conduit à concevoir les idées comme privées –ce qui pose des difficultés en théorie de la signification2 –ou qu’appliquer à l’esprit la logique du lieu est une faute de grammaire, une erreur de catégorie3.
Mais de l’autre côté, ne pas du tout prendre l’intériorité au pied de la lettre, la considérer simplement comme un mythe ou un faux problème tend à désincarner complètement l’image, à la couper de son socle historique, c’est-à-dire à en manquer l’effectivité pratique. Dès lors, faut-il renoncer à se figurer l’esprit en termes d’intériorité, pour privilégier, par exemple, une conception sociale de ce que nous désignons comme mental, ou bien faut-il maintenir un usage du réseau sémantique de l’intériorité afin de penser la situation du mental, et tout particulièrement, son incarnation?
C’est dans cette perspective qu’il nous faut désormais faire un pas de plus, et passer du repérage de similitudes à l’analyse de différentes manières dont l’intériorité a pu être problématisée, en particulier dans la philosophie japonaise. En ce sens, il nous apparaît tout spécialement remarquable que la réception de la philosophie européenne au début de l’ère Meiji ait donné lieu à des tentatives d’élaborer des phénoménologies dont le fondement ne soit pas l’égologie. Cet axe problématique (restreint pour cet exposé aux critiques phénoménologiques de l’intériorité4) nous permettra ainsi de jeter une lumière nouvelle sur les notions de 場所5 et de風土6 en tant qu’elles peuvent être mobilisées pour interroger la situation et l’incarnation du mental selon un autre mode que celui de l’intériorité.
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1. A l’exception notable de Karatani (1980).
2. Wittgenstein (1953). Voir aussi Bouveresse (1976) et Descombes (1995).
3. Ryle (1949).
4. Heidegger (1927). Voir aussi Patocka (1936), Merleau-Ponty (1945), Sartre (1936).
5. Nishida (1911, 1918).
6. Watsuji (1935).
KURODA Akinobu (Université de Strasbourg)
Une phénoménologie de l’ombre - Une lecture croisée d’Éloge de l’ombre et de L’OEil et l’esprit -
Merleau-Ponty avait lu Éloge de l’ombre de Tanizaki, il aurait pu ajouter le nom de l’écrivain japonais à côté de Balzac, Proust, Valéry et Cézanne qui partagent tous « la même volonté », selon le philosophe français, « de saisir le sens du monde ou de l’histoire à l’état naissant ». À partir de cette hypothèse inspirée par le concept de « texture de l’Être » (L’oeil et l’esprit) et celui de « profondeur de l’être » (Le visible et l’invisible), cette communication se propose de présenter une nouvelle lecture qui consiste en une approche phénoménologique de ce chef-d’oeuvre d’essai esthétique, « l’un des textes les plus séduisants qui aient été écrits sur l’esthétique traditionnelle japonaise1 ». Il s’agit d’une tentative d’y trouver autre chose qu’« un éloge funèbre » qui est né du « sentiment poignant qu’un certain monde s’effondrait, effondrement dont l’intrusion de l’Occident était, sinon l’unique responsable, du moins l’occasion2 » ou « ce que le culte moderniste de la lumière était en train de faire perdre à l’humanité3 ».
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1 Jean-Jacques Origas, « TANIZAKI JUN.ICHIRŌ (1886-1965) », © Encyclopædia Universalis France.
2 Jacqueline Pigeot, Éloge de l’ombre, notice, in OEuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1888.
3 Max Milner, L’envers du visible. Essai sur l’ombre, Éditions du Seuil, 2005, p. 388.