vendredi 18 mars 2022

Vidéoconférences Samedi 26 mars 2022

Grégoire JOUCLAS (Inalco)

14h-14h45 suivie de discussion d’une demie heure

« Éthique et pensée politique de WATSUJI Tetsurô. À propos du rôle structurant de la dialectique hégélienne. »


Quentin BLAEVOET (Université de Strasbourg / CRePhAC, UR2326)

15h20 - 16h05 suivie de discussion d’une demie heure

« Tanabe Hajime (1885-1962) et la modernité philosophique. La « dialectique absolue » et le « monisme du phénomène ».


Pour le lien Zoom, prière de contacter : takako.saito@inalco.fr
contact courriel : takako.saito@inalco.frakinobukuroda@gmail.com, arthur.mitteau@univ-amu.fr, simon.ebersolt@gmail.com


Résumé (G. Jouclas)

On a beaucoup parlé de Heidegger dans le système éthique de Watsuji, surtout via l’influence de Fûdo (1935), son seul ouvrage traduit en français. Dans ce dernier, en effet, la philosophie de Heidegger est déterminante en ce sens qu’elle permet d’évacuer le dualisme cartésien et de repenser la « quotidienneté » de l’existence humaine dans son rapport essentiellement subjectif avec la nature. Par extension, on en a fait un pôle majeur de l’éthique watsujienne. Cependant, pour vraiment saisir les fondements de Rinrigaku (1937-49), il faudrait plutôt, selon nous, se tourner vers le Système de la vie éthique (1802-03) de Hegel. Cet ouvrage constitue un véritable socle car il annonce la dialectique de l’interrelation ainsi que l’importance fondamentale des communautés humaines. C’est précisément le cœur de l’éthique watsujienne. On ne comprend cela qu’en analysant Ningen no gaku toshite no rinrigaku (1934), un ouvrage beaucoup moins lu que Fûdo.
Du point de vue politique, nous pensons de même que c’est à partir de Hegel que Watsuji a voulu s’inscrire dans le « dépassement de la modernité » (critique de la rationalité occidentale), un enjeu politique majeur à son époque. C’est Hegel, pensons-nous, qui va être son principal outil pour justifier un système de communautés intégrées au plus haut sommet par l’État, sous l’égide de l’empereur.
Pour soutenir notre théorie, nous allons procéder en deux temps. D’abord, nous retracerons les fondements philosophiques de l’éthique watsujienne en comparant l’influence de Heidegger avec celle de Hegel. Dans un second temps, nous allons voir du point de vue politique comment le projet de Watsuji s’inscrit dans la tendance nationaliste de son époque, et comment la philosophie hégelienne a été l’outil majeur d’un système éthique dont la légitimité a été fortement remise en cause après la défaite.


Résumé (Q. Blaevoet)

Peut-être parce qu’il avait conscience d’appartenir à une période charnière de l’histoire de son pays et du monde, et sans nul doute parce qu’il voulait en être un acteur central, Tanabe a toute sa carrière cherché à prolonger et développer dans une direction originale ce qu’il considérait comme une philosophie répondant aux exigences théoriques de son époque, à incarner, donc, la « modernité philosophique ». Sa rencontre à Fribourg avec Heidegger, à la fin de l’année 1922, fut à cet égard particulièrement déterminante. Tanabe vit dans la phénoménologie du jeune Privatdozent une solution au problème de la Zweiweltentheorie qui, depuis Platon, « coupait en deux le monde». La même volonté d’embrasser la modernité philosophique motivait sa tentative, en 1931, d’interroger et de radicaliser l’anthropologie alors contemporaine, cette fois avec mais contre Heidegger, dans un geste qui peut apparaître comme la première étape du renversement de la philosophie de son maître allemand que sa propre philosophie voulait ultimement opérer2. C’est que, dans son article intitulé La position de l’anthropologie3, Tanabe cherche à redéfinir l’anthropologie à partir de son objet — l’homme et les modes d’être dans lesquels il se donne comme total — et de sa méthode — l’ontologie « auto-éveillante » de Heidegger. La même année, Husserl reprochait à Heidegger l’anthropologisme de sa position et le « retournement complet de la prise de position principielle [de la phénoménologie» dans un article intitulé Phénoménologie et anthropologie4. Pour Tanabe, en revanche, l’ontologie heideggerienne n’avait pas encore atteint le niveau de l’anthropologie, dans la mesure où elle « s’arrêt[aitau niveau auto-éveillant (c’est--dire autoexplicitatifde l’être, là où [l’anthropologieest l’unification réciproquement médiatrice de l’auto-explicitation de l’être et des déterminations dialectiques de l’étant». Ce que cela veut dire, c’est que le Dasein peut bien s’(auto-)éveiller à son propre être, il ne se donnera jamais que partiellement aussi longtemps que le tout de l’étant est réduit à un outil à sa disposition. Il s’agit pour Tanabe de souligner, contre Heidegger, que « mon être ne se constitue que dans un rapport dialectique avec l’être transcendant du moi total [c’est--dire la communauté du Je et du Tuqui ne se laisse en aucune manière saisir originairement comme quelque chose qui m’appartient», et que, faute d’avoir pris en compte « l’être-dialectique d’un tel homme individuel, [son ontologiene peut saisir les conditions de la communauté totale, ni la coexistence oppositionnelle du Je et du Tu des hommes individuels qui médiatisent cette communauté totale». L’anthropologie tanabéenne se fonde ainsi sur une position « onticoontologique » véritablement « concrète » dans la mesure où l’être-humain se donne comme total — ce que Tanabe nomme « détermination ontique » — par la médiation de son (auto-)éveil dialectique à l’être-total du Dasein — le Je et le Tu qui se saisissent précisément comme consciences et que Tanabe appelle des « déterminations ontologiques». Le « renversement » de la phénoménologie herméneutique de Heidegger devait ainsi passer par un « retour à Hegel ». On connait cependant la critique qu’adressa Heidegger à Hegel dans Qu’est-ce que la métaphysique ?, à savoir que

c’est le Néant qui est l’origine de la négation, et non l’inverse. Si la puissance de l’entendement se voit ainsi brisée dans le champ de la question concernant le Néant et l’Être, c’est également le destin du règne de la « Logique » à l’intérieur de la philosophie qui se trouve décidé. L’Idée même de la « Logique » se dissout dans le tourbillon d’une interrogation plus originelle9.

Comme le rappelle brillamment Françoise Dastur, « ce qui différencie le Dasein du sujet tel qu’il a été conçu dans le cadre de l’idéalisme allemand », c’est que « loin de constituer par lui-même la source du néant et du néantir, être un Dasein signifie au contraire (...“se trouver retenu dans le néant”, ce qui advient par cette “disposition fondamentale qu’est l’angoisse10” ». Le néant qui, chez Tanabe, sépare le Je du Tu n’est-il pas, au bout du compte, ce néant de l’entendement, logique et second, auquel un plus jeune Tanabe voulait pourtant accéder ? Tanabe n’a-t-il fait autre chose que singer ce geste typiquement heideggerien qui consiste à faire de la science du maître la méthode d’une science plus « fondamentale » ? Ce « retour à Hegel » n’est-il pas, plutôt qu’un pas en avant, un pas en arrière ou, pour le dire autrement, une « entorse » à la « modernité philosophique » que caractérise le « monisme du phénomène » décrit dans les premières lignes de L’être et le néant ? C’est à ces questions que je tenterai de répondre au cours de mon intervention.

TANABE Hajime (1924), Genshgaku ni okeru atarashiki tenk, « Le nouveau tournant en phénoménologie. La phénoménologie de la vie de Heidegger ». In Tanabe Hajime Zensh, « Œuvres complètes de Tanabe Hajime » ; ci-après abrégé « THZ »), Vol. 4, Tkyō : Chikuma Shob, 1963, 17-34.

TANABE Hajime (1959), « Ontologie de la vie ou dialectique de la mort ? ». Traduit par Sugimura Yasuhiko, in Dalissier, Michel, Nagai Shin & Sugimura Yasuhiko (ed.)Philosophie japonaise. Le néant, le monde et le corps, Paris : Vrin, 2013, 293-5.

TANABE Hajime (1931), Ningengaku no tachiba. THZ 4, 355-382.

Edmund HUSSERL (1931), « Phénoménologie et anthropologie ». In Edmund Husserl, Notes sur Heidegger, édité par Didier Franck, Paris : Les Éditions de Minuit, 1993, 57. 

THZ 4, 363.

Ibid., 364.

Ibid.

Ibid.

Martin HEIDEGGER, « Qu’est-ce que la métaphysique ? » (1929). Traduit par Henry Corbin, in Questions I et II, Paris : Gallimard, 1968, 65.

10 Françoise DASTUR, « Heidegger et Hegel : Distance et proximité », Revue germanique internationale [En ligne], n°24 (2016), mis en ligne le 01/01/2020, consulté le 16/02/2022. URL : http://journals.openedition.org/rgi/1622 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rgi.1622. Dastur cite Heidegger, ibid., 62.