jeudi 19 mai 2022

Vidéoconférences Samedi 28 mai 2022

 14h - 14h45 suivie de discussion d’une demie heure  

     Frédéric GIRARD (EFFEO)

   « Expérience pure de NISHIDA et expérience directe de MOTORA : 

     la structure double de la psychè héritée de la Talité du Traité sur l’acte de foi dans le Grand Véhicule. » 

 

    15h20 - 16h05 suivie de discussion d’une demie heure 

     Raphaël PIERRES (Université Paris I Panthéon-Sorbonne )

    « Décentrer la première personne : WATSUJI Tetsurô, ÔMORI Shôzô et SAKABE Megumi ».

 

    16H40 : fin de séance 

 

Pour le lien Zoom, prière de contacter : takako.saito@inalco.fr  à partir du 24 mai 22

contact courriel : takako.saito@inalco.frakinobukuroda@gmail.comarthur.mitteau@univ-amu.frsimon.ebersolt@gmail.com

 

Résumé (Frédéric GIRARD)

             L’Etude sur le bien (1911) de Nishida Kitarō (1870-1945) met en avant le concept d’expérience pure ou immédiate (junsui keikenchokusetu keiken 純粋経験直接経験). C’est autour de cette notion qu’il a eu, jeune lycéen, le sentiment de l’avoir perçue comme en rêve en se promenant dans les rues de Kanazawa, qu’il a bâti sa philosophie. Les choses sont unifiées par un seul principe, une seule activité. Nishida ne peut s’empêcher d’affirmer qu’ils sont l’esprit, conçu comme universel et non pas individuel, la conscience de soi unifiée, la volonté, l’action, le Tathandlung de Fichte (1762-1814), et l’intuition intellectuelle. Et, pour lui, la plus grande unité qui unifie le réel est Dieu, la réalité unique qui est présente au cœur de tous les êtres naturels.

            C’est à partir de son expérience de la méditation que Nishida a forgé sa conception de l’expérience pure : « L'expérience pure désigne l'expérience avant que n'apparaissent des oppositions du genre, choses et pensée, ego et autrui, autrement dit elle désigne les données immédiates dans lesquelles il n'y a ni personne connaissante ni chose objet de la connaissance. Ces distinctions entre choses et pensée, ego et autrui, sont considérées comme naissant de rapports au sein de cette expérience. Il va de soi que, ainsi envisagée, l'expérience pure, par définition, précède tout ce qui peut être constitué par les formes du temps, de l'espace et de la causalité; c'est une expérience qui précède la pensée. Qu'est-elle donc? Selon les auteurs, on a plusieurs réponses. Mach y voit une chose sensitive, mais pour Bergson elle est, peut-on dire, un flux infini qu'on ne peut diviser, elle est la durée pure, ce qui est sensitif étant au contraire le produit de la pensée réflexive. »[1] On peut noter que Nishida ne mentionne pas le nom de William James dans cet article de dictionnaire !

            Olivier Lacombe a écrit à propos de l’expérience pure dans le bouddhisme indien de l’école du Milieu, concept qu’il utilise sans avoir connu, semble-t-il, son utilisation chez Nishida : « Ces dialecticiens - nous pensons en particulier à l’école bouddhique du Milieu - se servent de la dialectique non pour établir une doctrine explicative, mais pour faire table rase, afin que l’Expérience ineffable et irreprésentable jaillisse en toute sa pureté. On utilise la dialectique moins pour connaître que pour jeter bas les superstructures secrétées par la vie empirique et qui offusquent la présence immédiate de l’esprit à lui-même. Il s’agit de décaper l’esprit et de le ramener à sa réalité nue, en sorte que l’Expérience surgisse absolument pure »[2]. Il y fait de façon  explicite allusion afin d’illustrer sa logique du lieu, dans son dernier écrit, La logique du lieu et et la vision religieuse du monde, Bashoteki ronri to shūkyōteki sekaikan 場所的論理と宗教的世界観, avril 1945.

            Il est une source plus que probable de cette expérience pure. Nous avons remarqué que, dans son journal, Nishida a accordé une importance primordiale au Traité sur l’acte de foi dans le Grand Véhicule, Dacheng qixinlun 大乗起信論, ce traité apocryphe chinois du VIe siècle qui a tant influencé la philosophie bouddhique chinoise, coréenne et japonaise par la suite. Ce traité lui a permis de mettre en évidence la vérité authentique qu’il recherchait et qu’il a trouvée et qu’il veut illustrer en termes philosophiques et scientifiques actuels.

            Or, il est notable que l’un des professeurs de Nishida depuis septembre 1891, Motora Yūjirō 元良勇次郎 (1858-1912),[3]a rédigé un article touchant notre question, « An Essay on Eastern Philosophy, The idea of ego in oriental philosophy », traduit en français, « Essai sur la philosophie orientale, L’idée de moi dans la philosophie orientale », au Congrès international de psychologie, tenu à Rome du 16 au 30 avril 1905. L’article fait état de l’« expérience directe » en rapport avec l’expérience du Zen. Il l’explicite à l’aide de la doctrine du shinnyo 真如, qui se situe à deux niveaux : « Le Shinnyo, connu par une expérience directe… est la réalité même. Il n’est pas un être personnel, comme le Dieu du christianisme, mais est l’éternelle et immuable existence. » Sans le nommer Motora se réfère au Traité sur l’acte de foi dans le Grand Véhicule qui précisément est connu pour développer la Talité sur deux plans, l’un inconditionné, l’autre conditionné, qui semblent s’opposer aux yeux de l’intelligence conceptuelle mais sont unis dans l’expérience. Motora envisage le dépassement du paradoxe et du dédoublement comme une question aussi vieille que la philosophie même, celle du dépassement du « moi » ou du « soi » par la conscience ou par la volonté, cette dernière étant celle des stoïciens, de Kant et celle à laquelle tend le Zen. Le Zen réduit la connaissance à un aspect de l’activité, et le bouddhisme tient que sous l’angle de l’objectivité du système conceptuel, le dédoublement mental, l’autoréalisation et l’unification grâce à la volonté, relèvent d’un élément immuable, qui ignore le changement, que l’on est contraint de poser afin de comprendre d’où provient ce qui change. C’est cet élément qui est qualifié de Talité, Shinnyo, que Motora traduit par « la réalité en soi », « le fait réel », par opposition au « fait illusoire » qu’est la « représentation » et qui correspond à ce qu’il appelle la « potentialité psychique ». Or, on sait que Nishida a rédigé son « Chapitre partiel d’ouvrage sur l’expérience pure », Junsui keiken ni kansuru danshō 純粋経験に関する断章, au mois d’octobre 1905,[4] soit immédiatement après la publication de l’opuscule de Motora. En outre il publiera dans la Revue de philosophie (Tetsugaku zasshi) au mois d’août 1908 un article intitulé « Expérience pure, réflexion, volonté et intuition intellectuelle », qui reprend mot pour mot une partie de son Etude sur le bien, avant de publier un nouvel article dans la même revue, au mois de février 1910, intitulé « Rapports et relations mutuels dans l’expérience pure », objet d’une conférence trois mois auparavant.[5] On peut considérer que le point de départ méthodologique de Nishida caractérisé par l’« expérience pure » est dans ses spécificités en lien direct avec les positions de son professeur de psychologie Motora, soit qu’il en ait hérité à travers son enseignement soit qu’il en ait eu connaissance par cet opuscule de 1905. N’est-ce pas cette Talité que Nishida qualifie de « réalité » ou « vraie réalité », jitsuzai 実在, depuis l’époque d’Etude sur le bien ? 

 

 

Résumé (Raphaël PIERRES)

         Décentrer la première personne : Watsuji Tetsurô, Ômori Shôzô et Megumi Sakabe

Dans le fil d’une enquête que nous avons engagée sur le statut de l’intériorité, en particulier

chez Nishida Kitarô (2017-2020), puis sur la notion de  (2021-2022), nous proposons ici

une interrogation générale autour du décentrement de la première personne que nous

observons dans les textes philosophiques écrits en japonais. Au croisement de considérations

linguistiques, culturelles et conceptuelles, il en va du statut de l’ego vis-à-vis de l’altérité.

Cette étude est une manière pour nous de problématiser sous un angle nouveau l’universalité

et l’évidence du « Je pense ».  Que devient ce « je pense » dans une langue où le sujet n’a pas

valeur de condition indispensable, mais presque de complément circonstanciel ?

          Le travail désormais classique de Watsuji Tetsurô nous offrira un point d’entrée dans cette

question en nous amenant à prendre conscience des circonstances dans lesquelles la personne

se construit et s’inscrit, dans une double dimension, médiale et intersubjective. Nous

analyserons alors la tentative d’Ômori Shôzô de constituer une ontologie moniste en

proposant une critique réaliste (au sens épistémologique) de la distinction entre la chose et sa

représentation, entre l’objet et le sujet : il en va du point où la grammaire se noue à

l’ontologie. Le travail de Sakabe Megumi nous permettra enfin de faire la synthèse de ces

différents aspects en proposant à la fois une critique de la notion de sujet, et une

compréhension nouvelle de la notion de personne.

         Ainsi, prendre au sérieux l’inscription de la première personne dans le langage (sans toutefois

l’y réduire) nous conduira à explorer les intersections entre les champs linguistiques,

métaphysiques, épistémologiques, éthiques et esthétiques. Il faudra enfin en tirer les leçons. Si

nous faisons porter l’accent sur la manière dont la constitution de la première personne est

située, si ce sont finalement les autres personnes qui en sont la condition et lui donnent sa

pleine signification : la première personne n’est-elle jamais que seconde ?

 



[1]Article junsui keikenPure experience, Reine Erfahrung), dans le Dictionnaire de philosophie de Iwanami, p.480.

[2]Voir Olivier Lacombe, « L'expérience mystique », 1963, in Indianité, Paris 1979, pp.199-200 (Expérience pure par décapage de l'esprit selon le Madhyāmika; par arrêt des fabrications mentales selon le Yoga; la connaissance née de l'union de l'Expérience pure et de l'imagination transcendantale chez Diṅnāga et Śankara; la "connaissance générale chez le P. Surin (XVIIe siècle). Sur cette notion, voir la doctrine du "pancalisme" de T.Mark Baldwin (1861-1934)(Genetic Logic et Genetic theory of reality; voir Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, T.II-4, p.995).

[3]NKZ, XIX, p. 744. Professeur à l’université impériale de Tokyo.  Nishida donne des cours de psychologie à partir de juillet 1899 au Lycée, Idem, p. 746. Il revoit son professeur en avril 1907, Idem, p. 749.

[4]NKZ, XIX, p. 748.

[5]NKZ, XIX, p. 750.